5
Les cabines affectées à Reith, Traz et Anacho à bord d’une roulotte collective contenaient chacune un hamac et une petite armoire. Le pavillon des prêtresses était à quatre véhicules d’eux. Toute la nuit, tandis qu’il cahotait sur ses immenses roues, ses fenêtres demeurèrent obscures.
Reith, incapable d’imaginer la moindre solution possible pour libérer la jeune fille, s’allongea dans son hamac et plongea dans un sommeil que le bercement du chariot rendait presque hypnotique.
La caravane fit halte peu de temps après que le soleil eut émergé de la grisaille. Tout le monde défila devant un chariot d’intendance et chacun reçut une crêpe chaude fourrée de viande et une chope de bière, également chaude. La brume basse s’effilochait en tourbillons ; les légers bruits provenant des caravaniers ne faisaient qu’accentuer le profond silence de la steppe. C’était un monde sans couleurs : rien que le ciel ardoise, les marrons et les gris mornes du paysage, les nappes laiteuses de brouillard. Aucun signe de vie dans la roulotte des prêtresses ; celles-ci ne se montrèrent pas et la Fleur de Cath n’eut pas le droit de sortir sur la galerie grillagée.
Reith alla trouver le maître de caravane.
— Le couvent est-il loin ? Quand y arriverons-nous ?
Le maître de caravane réfléchit sans cesser de mâchonner sa crêpe.
— Ce soir, nous camperons sur le piton de Slugah.
Il faudra encore une journée pour atteindre le dépôt de Zadno et toute la matinée du lendemain pour rallier le carrefour de Fasm. Les prêtresses vont se languir. Elles craignent d’arriver trop tard pour le Rite.
— Qu’est-ce que c’est que ce « Rite » ?
Baojian haussa les épaules.
— Je ne peux que te répéter les rumeurs qui circulent. Les prêtresses constituent un groupe très fermé et je me suis laissé dire qu’elles haïssent les hommes avec une ferveur anormale qui s’applique à tous les aspects des rapports habituels entre les deux sexes. Elles incluent dans leur aversion les femmes qui suscitent un comportement érotique. Le Rite, semble-t-il, les purge de ces émotions intenses. Il paraît que les prêtresses sont prises d’un délire frénétique à l’occasion de ces solennités.
— Deux jours et demi, par conséquent ?
— Deux jours et demi pour rallier le carrefour de Fasm.
La caravane avançait en longeant la ligne des crêtes en dents de scie qui s’étirait vers le sud. De temps en temps, des brèches ou des failles s’ouvraient dans les collines ; çà et là s’élevaient des bouquets de plantes fuselées. Reith, qui fouillait le décor au sondoscope, put entr’apercevoir des créatures tapies dans l’ombre. Sans doute étaient-ce des Phung, voire des Pnume.
Mais c’était la roulotte des prêtresses qui retenait surtout son attention. Dans la journée, on n’y détectait aucun signe de vie ou de mouvement et, la nuit, c’était à peine si l’on y décelait le vacillement quasi imperceptible d’une lampe. De temps en temps, Reith mettait pied à terre et marchait à côté de la caravane. Mais, chaque fois qu’il s’approchait du pavillon ambulant, un canonnier se hâtait de braquer son engin sur lui : visiblement Baojian avait donné des ordres pour que les prêtresses ne fussent pas importunées.
Anacho essaya de lui changer les idées :
— Pourquoi te ronger pour cette femme ? Tu n’as pas honoré d’un seul coup d’œil les trois colonnes d’esclaves qui marchent devant nous. Partout, il y a des gens qui vivent et qui meurent, tu sembles l’oublier. Songe aux victimes des Vieux Chasch et de leurs jeux ! Aux nomades cannibales du Kislovan central, qui ont des troupeaux d’hommes et de femmes comme d’autres tribus ont des troupeaux de bétail. Songe aux Dirdir et aux Hommes-Dirdir qui se morfondent dans les oubliettes des Chasch Bleus. Tous ceux-là, tu les ignores et tu te laisses obnubiler par un papillon des sables : cette femme et ses grotesques tribulations !
Reith eut un vague sourire.
— On ne peut pas s’occuper de tout. Je commencerai par sauver la fille du Rite… Si j’y parviens.
Une heure plus tard, Traz l’admonesta pareillement :
— Et ton vaisseau spatial ? Est-ce que tu renonces à tes projets ? Si tu t’immisces dans les affaires des prêtresses, tu te feras tuer ou mutiler.
Reith hocha patiemment la tête, reconnaissant le bien-fondé des arguments de l’adolescent mais refusant de se laisser convaincre par ses raisons.
À la fin de la seconde journée, le décor changea. Maintenant, les collines étaient rocailleuses et abruptes ; ici et là, des falaises dominaient la steppe.
Au coucher du soleil, la caravane atteignit le dépôt de Zadno, petit caravansérail creusé à flanc de falaise, et fit halte pour décharger des ballots de marchandises et embarquer des cristaux de roche et des plaques de malachite. Baojian disposa ses chariots au plus près de la paroi, les porte-canons face à la steppe. Au moment où il passait devant le pavillon des prêtresses, un long gémissement, semblable à l’appel poignant de quelqu’un qui rêve, galvanisa Reith. Traz, au bord de la panique, l’empoigna par le bras.
— Ne vois-tu pas que l’on te surveille à chaque instant ? Le maître de caravane attend que tu sèmes le désordre !
Reith, les lèvres retroussées dans un rictus de loup, balaya la caravane du regard.
— Ça, pour faire du désordre, tu peux compter sur moi ! Mais attention ! Je veux que tu ne te mêles de rien. Quoi qu’il puisse m’arriver, va ton chemin !
Traz lui jeta un coup d’œil chargé de reproche et d’indignation.
— Te figures-tu que je me tiendrai à l’écart ? Ne sommes-nous pas camarades ?
— Si. Mais…
— Eh bien, pas un mot de plus ! fit le jeune homme sur un ton tranchant qui rappelait la sécheresse de l’Onmale.
Reith leva les bras au ciel et, tournant le dos à la roulotte, s’enfonça dans la steppe. Il ne lui restait plus guère de temps. Il fallait agir. Mais quand ? Pendant la nuit ? Avant d’arriver au carrefour de Fasm ? Après que les prêtresses auraient quitté la caravane ?
Passer à l’action immédiatement serait courir droit à la catastrophe. Il en serait de même cette nuit ou le lendemain, car les prêtresses, réalisant qu’il était prêt à commettre un acte désespéré, seraient plus vigilantes que jamais.
Alors, au carrefour de Fasm, quand elles ne seraient plus sous la protection du maître de caravane ? Là résidait l’inconnue. Sans doute prendraient-elles leurs dispositions pour assurer leur propre défense.
Au crépuscule succéda la nuit. Dans la steppe s’élevaient des bruits menaçants. Reith regagna son compartiment et s’allongea dans son hamac. Mais il ne pouvait dormir. Il ne le voulait pas. Il sauta à terre.
Les lunes brillaient dans le ciel. Az, qui dérivait vers l’ouest, ne tarda pas à disparaître derrière une falaise. Braz, basse sur l’horizon oriental, baignait la steppe d’un miroitement mélancolique. Le dépôt était presque totalement plongé dans les ténèbres. Seules luisaient quelques lampes. Ici, pas de bruyante salle commune. Des lumières vacillantes palpitaient dans le pavillon, où l’on devinait les allées et venues. Ses occupantes s’affairaient plus que d’habitude – telle était du moins l’impression de Reith. Soudain, toutes les lumières s’éteignirent et le chariot ne fut plus qu’une masse obscure.
Reith, nerveux et plein d’appréhension, en fit le tour. Il crût entendre un son et s’arrêta net, scrutant les ténèbres. Quelque chose bougeait. Le bruit recommença : c’était le grincement d’un véhicule. Oubliant toute prudence, Reith s’élança en courant. Et s’immobilisa. On parlait à voix basse, tout près. Et quelqu’un – silhouette massive, ombre parmi les ombres – était plus près encore. Il y eut un mouvement inquiétant et quelque chose le frappa à la tête. Des étoiles tournoyèrent derrière ses yeux et le monde chavira…
Quand il revint à lui, le même grincement que tout à l’heure frappa ses oreilles – Skric-skrac ! Un souvenir subconscient affleura à sa mémoire : on l’avait transporté, soulevé, manipulé… Quelque chose le gênait ; il ne pouvait bouger ni les bras ni les jambes. Il était étendu sur une surface dure et trépidante : la plate-forme de chargement d’un petit chariot. Au-dessus de sa tête se déployait la nuit. De part et d’autre défilaient des escarpements et des crêtes. De toute évidence, le véhicule roulait sur une mauvaise piste à travers les collines.
Reith banda ses muscles pour essayer de mouvoir ses bras. Ils étaient ligotés à l’aide de cordes grossières et l’effort lui causa des crampes affreuses. Serrant les dents, il se détendit. On parlait à l’avant. Des voix revêches… Quelqu’un se retourna et il feignit d’être encore évanoui. La silhouette noire se désintéressa de lui. C’étaient sans aucun doute les prêtresses. Pourquoi était-il garrotté ? Pourquoi ne l’avaient-elles pas tout bonnement tué ?
Reith croyait en deviner la raison.
Une fois encore, il tenta de distendre ses liens mais ne réussit qu’à se faire mal. Ceux qui l’avaient ainsi troussé devaient être bien pressés : on lui avait seulement enlevé son épée. Sa sacoche était toujours fixée à sa ceinture.
Une violente secousse ébranla le chariot et Reith rebondit. Cela lui donna une idée. Il se mit à ramper en se tortillant, centimètre par centimètre, vers l’arrière du véhicule, couvert d’une sueur froide à l’idée qu’on pourrait le surprendre. Il atteignit l’extrémité de la plate-forme. Il y eut un nouveau cahot et il tomba. Le chariot s’enfonça dans l’obscurité en ferraillant. Sans se soucier de ses meurtrissures, Reith roula sur lui-même pour quitter la piste et se laissa tomber en bas de la paroi rocheuse. Alors, il s’immobilisa, redoutant que l’on ait remarqué sa disparition. Les ténèbres l’enveloppaient. Le skric-skrac du chariot s’éloigna. Seul l’âpre murmure du vent brisait le silence.
Reith se souleva et se mit péniblement à genoux. Il tâtonna et, trouvant un rocher aux arêtes vives, se mit en devoir de scier ses liens. C’était interminable. Ses poignets étaient en sang, ses oreilles bourdonnaient. Un étrange sentiment d’irréalité s’empara de lui. Comme dans un cauchemar, il s’identifiait à la nuit et aux pierres comme si tout participait de la même conscience élémentaire. Chassant ce voile qui obscurcissait son cerveau, il continua de trancher les cordes. Finalement, elles cédèrent : ses bras étaient libres.
Il s’assit un moment et remua les doigts, bougea pour assouplir ses muscles, puis entreprit de libérer ses jambes. Dans la nuit, c’était une tâche à vous rendre fou.
Enfin, il put se mettre debout. Il titubait et dut se retenir à un rocher. Braz apparut à la verticale de la plus haute des cimes, éclairant faiblement la vallée. Tant bien que mal, Reith escalada la pente et rejoignit la route. Il regarda à gauche et à droite. Derrière lui, c’était le dépôt de Zadno. Devant, à une distance qu’il lui était impossible d’apprécier, roulait le chariot grinçant. Peut-être forçait-il l’allure, maintenant que les prêtresses s’étaient aperçues de sa disparition. Et il y avait toutes les chances pour qu’Ylin-Ylan fût à bord du véhicule. Reith se lança à la poursuite de celui-ci en boitillant, avançant aussi vite qu’il le pouvait. Selon les dires de Baojian, le carrefour de Fasm était à une demi-journée de marche du dépôt. Et Reith ignorait combien de kilomètres séparaient le Séminaire du carrefour. Tout permettait de penser que cette piste de montagne était un raccourci. La route devint un raidillon qui montait vers une brèche dans les collines. Reith avançait avec entêtement, trébuchant et haletant. Il n’espérait pas rattraper le chariot, qui progressait à une allure uniforme rythmée par le pouatt-pouatt-pouatt des huit sabots de la bête qui le tirait. Il se reposa quelques instants quand il eut atteint la brèche, puis redescendit le versant opposé en direction d’une haute forêt indistincte à la lueur bleu sombre de Braz. Les arbres étaient merveilleux et étranges avec leurs troncs luisants qui s’élevaient en spirales dont les torsades s’enlaçaient parfois à celles des troncs voisins. Leur feuillage était un haillon de soie noire et chaque arbre se terminait par une boule plus ou moins grêlée et vaguement phosphorescente. Des bruits montaient de la forêt : croassements et grondements plaintifs, si humains que Reith s’arrêtait souvent, plongeant la main dans sa sacoche pour y étreindre la cellule énergétique au contact rassurant. Les rayons de Braz pénétraient la forêt. Les feuilles frémissaient d’arabesques lumineuses et des pans d’ombre glissaient d’arbre en arbre à mesure que l’homme avançait.
L’allure de Reith était heurtée : tantôt il marchait, tantôt il trottinait, tantôt il faisait de petits bonds, et il s’immobilisait fréquemment. À un moment donné, une créature blême passa silencieusement au-dessus de lui. De grande envergure, elle avait la fragilité apparente d’un papillon, d’énormes ailes molles et une tête sphérique de nourrisson. Un peu plus tard, il crut percevoir des voix au timbre grave, assez près. Mais, quand il fit halte pour écouter, il n’y avait plus rien. Il continuait d’avancer, luttant contre l’impression qu’il avait de se mouvoir dans un rêve, à travers un paysage mental sans fin où il reculait au lieu d’aller de l’avant.
La route, qui faisait un angle accentué, franchit une petite corniche. Jadis, un énorme rocher avait bloqué la brèche, mais à présent, il était désagrégé. Un haut portail, néanmoins, demeurait et la piste passait sous son arche. Reith fit brusquement halte, pris d’une vague inquiétude. Tout cela était – ou, du moins, semblait être – d’une trompeuse innocence. Il lança une pierre devant lui. Cela n’éveilla pas la moindre réaction.
Abandonnant la route, il franchit avec la plus grande prudence la muraille ruiniforme, le corps plaqué contre la paroi de la gorge. Au bout de quelques dizaines de mètres, il rejoignit la piste et se retourna. Mais si quelque danger se tapissait effectivement à l’endroit où se trouvait le portique, il était indécelable dans l’obscurité.
Reith continua, s’arrêtant à intervalles réguliers pour tendre l’oreille. Les bords du ravin s’élargirent et s’abaissèrent, le ciel parut plus proche et les constellations de Tschaï illuminèrent les croupes des collines rocheuses.
Qu’y avait-il devant ? Une lueur dans le ciel ? Un murmure – une sonorité à la fois stridente et râpeuse…
Reith se mit à courir en trébuchant. La route escalada une éminence en faisant des méandres. Reith s’immobilisa, contemplant un spectacle aussi terrible et dément que Tschaï elle-même.
Le Séminaire du Mystère Féminin se dressait au centre d’un plateau irrégulier cerné de falaises et de rochers. Un édifice de pierre, haut de quatre étages, occupait le fond d’une cuvette, enjambant deux pitons. Il était entouré de baraques de bois et de torchis, de cages et d’enclos, de remises, de mangeoires et de râteliers. Juste en dessous de Reith, sur une saillie de la colline, se dressait un bâtiment de deux étages.
La fête battait son plein. Des dizaines et des dizaines de torches éclairaient de leurs reflets rouges, vermillon, orange, quelque deux cents femmes en transe qui avançaient et reculaient en se dandinant selon une espèce de danse. Hormis leurs pantalons et leurs bottes noires, elles étaient nues. Même leurs crânes étaient rasés. Beaucoup n’avaient, en fait de seins, que d’atroces cicatrices rouges : celles-là étaient les plus frénétiques. La peau miroitante de sueur et de graisse, elles paradaient en marquant le pas. D’autres, assises sur des bancs, avachies et hébétées, se reposaient. Certaines étaient dans un état de surexcitation dépassant toute mesure.
Sous la plate-forme s’alignaient des cages de faible hauteur où étaient accroupis une douzaine d’hommes nus. C’était de leurs bouches que montait l’âpre mélopée que Reith avait entendue tout à l’heure. Si la voix de l’un d’eux vacillait, une gerbe de feu fusait du sol et il redoublait de hurlements. Ces jets de flammes étaient commandés par un clavier devant lequel était assise une femme toute de noir vêtue : c’était elle le chef d’orchestre de ce sabbat démoniaque. Si le chariot n’avait pas cahoté, moi aussi je serais en train de m’égosiller avec le chœur ! songea Reith.
L’un des chanteurs s’écroula. Quand les flammes le caressèrent, il ne fit que se tortiller. On le sortit de la cage, on le coiffa d’un sac fait d’une membrane transparente nouée autour du cou et on l’expédia dans un râtelier. Un autre chanteur prit sa place, jeune et vigoureux gaillard dont le regard flamboyait de haine, qui s’entêta à demeurer muet sous les flammes qui le léchaient. Alors, une prêtresse s’avança, lui souffla de la fumée dans la figure. Bientôt, il mêla sa voix aux autres.
Reith était stupéfait de la haine que ces femmes vouaient aux hommes. Une troupe de bateleurs avait surgi sur la plate-forme – des clowns décharnés et émaciés, au masque d’un blanc livide sur lequel étaient peints de gros sourcils noirs. Et c’était avec horreur que Reith, fasciné, les regardait gambader et cabrioler, mettre leur point d’honneur à s’avilir tandis que les prêtresses poussaient des cris de ravissement.
Les clowns se retirèrent et un mime leur succéda ; affublé d’une longue perruque blonde, d’yeux démesurés et d’une bouche rouge, il personnifiait une jolie femme, et Reith se dit : ce ne sont pas seulement les hommes qu’elles haïssent, mais l’amour, la jeunesse et la beauté !
Tandis que le mime faisait son scandaleux numéro, le rideau servant de toile de fond s’ouvrit, révélant un être gigantesque et nu, un simple d’esprit au corps velu qui était dans un état d’intense stimulation érotique. Il y avait à côté une cage dont les barreaux étaient faits de minces tiges de verre. Le crétin s’efforçait de l’ouvrir, mais manœuvrer le loquet était une opération qui dépassait ses facultés. Dans un coin de la cage était tapie une jeune fille vêtue d’une immatérielle robe de mousseline : c’était la Fleur de Cath.
Le mime androgyne termina sa singulière exhibition. Ordre fut donné au chœur de chanter une nouvelle mélopée – une vocifération basse et gutturale – et les prêtresses s’agglutinèrent autour de la plateforme, passionnées par les efforts maladroits du monstre.
Reith avait déjà quitté sa position. Se dissimulant dans l’ombre, il décrivit un cercle en direction de l’arrière de la plate-forme. Ce faisant, il passa devant le hangar qui servait d’abri aux clowns et près duquel se trouvaient des sortes de cages à poules où s’entassaient deux douzaines de jeunes gens qui, apparemment, attendaient leur tour de chanter. Ils étaient sous la garde d’une vieille ratatinée armée d’un fusil presque aussi grand qu’elle.
Un murmure avide s’éleva soudain. La brute avait réussi à ouvrir la porte de la cage. Au mépris de toute galanterie, Reith se laissa tomber derrière la vieille qu’il terrassa d’un coup de poing et, s’élançant au pas de course, il ouvrit les portes des cages à poules. Les captifs se ruèrent pêle-mêle dans l’étroit passage sous les regards consternés des clowns.
— Prenez le fusil et délivrez les chanteurs, leur ordonna Reith.
Il jaillit sur la scène. Le monstre, qui avait pénétré à l’intérieur de la cage, était en train de mettre en pièces la robe vaporeuse de la jeune fille. Reith tira. Un dard explosif s’enfonça dans le dos massif de la brute, qui sursauta, parut se dégonfler en exhalant un soupir sonore, se dressa sur la pointe des pieds, pivota sur elle-même et s’écroula, morte. Ylin-Ylan, la Fleur de Cath, hagarde, regarda tout autour d’elle. Elle vit Reith qui lui faisait signe. Alors, elle sortit de la cage en titubant et traversa la plate-forme.
Les cris de fureur des prêtresses se transformèrent en hurlements d’effroi car les captifs que Reith avait libérés faisaient feu sur le public à l’aide du fusil récupéré. D’autres s’employaient à libérer à leur tour les chanteurs. Le jeune garçon récemment enfermé fonça sur la prêtresse installée devant le pupitre de commande. Il l’empoigna, la traîna jusqu’à la cage qu’il avait occupée et l’y enferma. Puis, revenant au clavier, il actionna les commandes. Les flammes fusèrent et la femme poussa un hululement d’une voix de contralto. Un autre choriste, s’emparant d’une torche, mit le feu à un hangar tandis que ses camarades, qui s’étaient munis de gourdins, s’employaient à assommer les officiantes piaillantes et gémissantes.
Reith entraîna la jeune fille qui sanglotait loin du tumulte. Il trouva une cape qu’il jeta sur ses épaules.
Chez les prêtresses, c’était la débandade. Elles s’enfuyaient dans les collines, s’élançaient vers la route. Quelques-unes tentaient de se glisser sous les baraques : on les sortait de leur retraite en les tirant par les pieds, et c’était le matraquage.
Reith et la jeune fille atteignirent la route qui se dirigeait vers l’est. Un chariot, conduit par quatre prêtresses affolées, jaillit d’une étable. L’Aïeule dominait ses trois compagnes de sa haute taille. Un homme bondit sur le marchepied et se jeta sur elle dans l’intention de l’étrangler à mains nues. Elle le repoussa, le jeta à ses pieds et entreprit de lui écraser le crâne à coups de talon. Reith, qui avait tout vu, sauta sur le véhicule et, d’une poussée, la précipita en bas du chariot. Il fit alors face aux autres prêtresses. C’étaient les trois qui avaient fait le voyage avec la caravane.
— Descendez ! leur ordonna-t-il.
— Nous allons nous faire tuer ! Ces êtres sont des créatures démentes. Ils sont en train d’assassiner l’Aïeule !
Reith se retourna. Quatre hommes encerclaient l’Aïeule, qui, impuissante, grondait comme un ours. Profitant de cet instant d’inattention, l’une des prêtresses voulut poignarder Reith, mais le Terrien lui fit perdre l’équilibre. Elle tomba à terre et ses deux compagnes subirent le même sort. Alors, il hissa la Fleur de Cath à côté de lui et s’éloigna, en direction du carrefour de Fasm.
Ylin-Ylan, épuisée et sans réactions, se serrait contre lui. Reith, vide d’émotions, meurtri et contusionné, était assis, la tête dans les épaules. Derrière eux, le ciel noir s’embrasa de lueurs rouges.